Sommaire

Introduction

"Tout de même, n’est-ce pas un crime d’apprendre de tels gestes aux enfants ? Leurs petits poings levés sont les plus alarmants, car ils ont le temps de grossir. Que deviendra la France ? Que sera le monde si les mains se ferment quand elles doivent s’ouvrir et caresser, si les bras se tendent quand ils doivent apprendre à se plier pour le signe d’amour et de pardon" [1]

Ces enfants appartiennent au Mouvement de l’Enfance Ouvrière  [2] ou Faucons Rouges et l’instantané belliqueux dans lequel a voulu les figer le journaliste de La Croix ne donne qu’une idée bien caricaturale de leurs activités et de leur vocation.

Mouvement d’enfants, il est, comme la plupart des Mouvements de jeunesse français, d’origine étrangère, anglo-saxonne et surtout germanique - Faucon Rouge est la traduction littérale de Rote Falken -. Fondé en Autriche avant la Première Guerre mondiale, il se développe en Allemagne sous la République de Weimar et dans les pays du nord et de l’est de l’Europe à l’ombre des partis sociaux-démocrates. Il ne s’implante en France qu’en 1932-33, période cruciale dans la course de vitesse engagée entre les idéologies et dans laquelle la jeunesse et l’enfance deviennent l’enjeu d’un combat acharné :

"Nous vivons dans un temps où tout le monde s’arroge le droit de parler au nom de la jeunesse, où tout le monde, en même temps, veut s’emparer de la jeunesse, où on se la dispute, où on se l’arrache. Tous les partis maintenant ont, vis-à-vis de la jeunesse, leurs démarcheurs. Il semble que ce soit de l’assentiment, du concours de la jeunesse que dépende aujourd’hui le succès décisif, ou pour un parti ou pour une idée, ou pour une formation sociale". [3]

C’est l’époque où fleurissent les colonies de vacances à caractère "éducatif", colonies de vacances confessionnelles ou laïques, mais aussi colonies "prolétariennes" des municipalités communistes [4] et même, des colonies de vacances organisées par les Croix de Feu [5] ; le Parti Populaire Français de Jacques Doriot préfère mettre en place un mouvement d’enfants calqué sur le modèle soviétique. Hors de France, les enfants embrigadés des Jeunesses Hitlériennes , les Balillas italiens défilent au pas cadencé.

La création du Mouvement de l’Enfance Ouvrière en France participe de la même ferveur idéologique, tempérée toutefois par un grand souci pédagogique. Il veut proposer aux enfants d’ouvriers une véritable éducation socialiste dans le but de "soustraire les enfants de travailleurs à l’influence des formations cléricales et bourgeoises" [6]

Des objectifs qui rejoignent, en fait, ceux de l’Éducation Populaire "éduquer le peuple pour des motifs humanitaires ou révolutionnaires, mais toujours désintéressés" [7] qui lui permettent d’échapper quelque peu à l’idée traditionnelle que l’on se fait des organisations de jeunesse liées à un parti et conçues comme pépinières pour le recrutement des futurs militants.

En même temps, le désintéressement s’arrête où commence la nécessité, cette "obsession des élites" [8] pour la gauche de l’entre-deux-guerres que les Faucons rouges traduisent par : " ... former les cadres pour l’instauration de la société socialiste future" [9]

En somme, le vieux rêve humaniste de l’émancipation par l’éducation se dotait d’une structure neuve et originale, celle des Mouvements de jeunesse. Mais en quoi cette forme d’organisation est-elle neuve ?

À la fin du XIXe siècle, l’École (religieuse) et l’Armée qui avaient eu jusqu’alors le monopole de l’encadrement de la jeunesse durent céder la place à des structures mieux adaptées aux nouvelles formes d’organisation du travail comme aux effets de la concentration urbaine pour l’organisation des loisirs et l’éducation de la jeunesse.

Ce sont d’abord les patronages et les colonies de vacances qui présentent les formes les plus originales d’organisation de la jeunesse et surtout de l’enfance ; créée par le Pasteur Bion de Zurich en 1876, la colonie de vacances fut introduite en France dès 1881 par le Pasteur Lorriaux de Clichy sous la dénomination d "’Œuvre des trois semaines"  [10]. Dès lors, les oeuvres catholiques, protestantes et laïques ( Ligue de l’Enseignement ), comprenant toute l’importance sociale, mais aussi idéologique de cette tâche, vont-elles occuper le terrain.

Rien de comparable encore à ce que seront les Mouvements de jeunesse, nés en 1901 pour le Mouvement de la Jeunesse allemande ( Wandervögel ), en 1907 pour le scoutisme [11] et dont je retiendrai la définition proposée par A. Coutrot : "organisation qui prend en charge les jeunes totalement, qui propose un idéal, qui fait appel au militantisme, qui élabore une pédagogie spécifique mise au service de ses fins…" [12]

Cette définition sous-tend deux idées essentielles, celle d’une autonomie, d’une reconnaissance de la jeunesse,distincte, voire opposée au monde adulte et porteuse d’un idéal exigeant ; conception - qui explique les malentendus, les heurts parfois violents entre les Mouvements de jeunesse et leur hiérarchie religieuse ou politique ; qui explique aussi la solidarité extraordinaire qui lie, entre eux, les membres de cette société juvénile, solidarité accentuée dans le scoutisme par des rites initiatiques comme celui de la "totémisation".

Cette autonomie, cette reconnaissance de la jeunesse comme entité particulière va prendre, après la Première Guerre mondiale, et avec la montée des idéologies totalitaires, une singulière importance.

"Il y a en France, comme dans tous les pays d’Europe qui ont participé à la guerre, cette coupure produite par la guerre elle-même. Tous les hommes qui auraient maintenant de 35 à 45 ans n’ont pas disparu assurément, mais leurs générations ont été décimées et privées des hommes qui étaient probablement leur élite car, vous le savez, on l’a dit cent fois et c’est vrai pour toutes sortes de raisons, la guerre est une sélection à rebours et ce sont toujours ou presque toujours les meilleurs qu’elle atteint et qu’elle fait disparaître ... toute cette masse humaine, celle en effet qui devrait assurer la soudure entre la jeunesse et les hommes mûrs ou plus que mûrs a été anéantie ou décimée ou désélectionnée". [13]

Ainsi, la nouvelle génération devient-elle porteuse de tous les espoirs en même temps qu’elle peut se prévaloir d’une grande pureté (par opposition à la compromission des adultes dans la responsabilité du conflit) ; le jeune Parti Communiste français n’hésitera pas à s’appuyer sur ses "jeunesses" au nom de leur pureté idéologique pour éliminer les vieilles tendances réformistes. [14]

Et, comme le fait remarquer Ph. Rey-Herme [15] :

"Les Républiques des Faucons Rouges, les camps scouts, les colonies éducatives, les cités des jeunes, proposaient tous un idéal qui allait au-delà du simple souci de procurer une meilleure santé aux enfants des villes ; il s’agissait de faire d’eux, de meilleurs citoyens de plus ardents patriotes, des chrétiens mieux instruits, des membres plus conscients de leur collectivité de classe ou de religion ... "

tandis qu’une certaine exaltation de la jeunesse conduisait jusqu’au nazisme le mythe de l’ "’homme nouveau".

Les Faucons Rouges s’inscrivent à part entière dans ce vaste mouvement d’éducation et d’émancipation de la jeunesse, ils furent, à leur manière, un mouvement d’avant-garde, pourvoyeur d’idées nouvelles que les mouvements d’éducation populaire et jusqu’aux étudiants de mai 1968 reprirent à leur compte :

  • l’idée d’auto-administration (on dira plus tard, autogestion) ;
  • l’idée d’auto-discipline, c’est-à-dire une certaine façon de redéfinir les rapports enfants-adultes, enseignants-enseignés ;
  • enfin, l’idée tout à fait neuve, voire scandaleuse, de la coéducation dans un mouvement de jeunesse : "nous appelons coéducation, ou pour être plus exacts, coéducation des sexes, le fait de réunir les enfants des deux sexes pour les faire vivre ensemble sur un pied absolu d’égalité" [16] annonçant, avant l’heure, le ’’Mouvement de Libération de la Femme".

Histoire pourtant bien oubliée qui tient à l’aspect minoritaire du Mouvement [17] mais sans doute aussi à l’incompréhension mutuelle entre le Parti Socialiste SFIO et son Mouvement d’enfants ; aucune brochure, aucune archive n’ont été conservées par le Parti [18] Pierre Mauroy, qui raconte son expérience de militant dans son livre "Héritiers de l’Avenir", n’évoque même pas sa participation à la [19]ERRATA [20] — République d’enfants de Capbreton en 1936, avec quatre cents autres enfants, dont le fils de Léo Lagrange ; pourtant l’ancien Chancelier d’Allemagne Fédérale, Willy Brandt n’ hésite jamais, quant à lui, à évoquer son enfance de "Faucon rouge".

Rien dans la petite ou grande histoire du socialisme français [21] ne peut laisser présager l’existence d’un Mouvement de jeunesse qui est, dans le meilleur des cas, confondu avec les Jeunesses Socialistes ou décrit de façon fantaisiste [22].

Il y a sans doute une réticence de la part des responsables socialistes, due à la suspicion qui a toujours régné à l’égard du contenu de l’éducation socialiste des Faucons Rouges, et d’autre part à l’impossibilité de définir une stratégie cohérente vis-à-vis du Mouvement d’enfants. En cela, le Parti socialiste est à l’image du peuple français, étranger aux formes anglaise et allemande d’ éducation en général et aux Mouvements de jeunesse en particulier, situation aggravée par l’expérience des pays totalitaires.

Alors que les peuples anglo-saxons considèrent volontiers les Mouvements de Jeunesse comme le lieu privilégié d’une certaine formation civique ou politique, il n’en est pas de même en France où l’évocation d’un passé chez les scouts [23] fait encore sourire.

page suivante

[1"La Croix" du 20 février 1936, cité par Louis Bodin et Joël Touchard dans "Front Populaire 1936". coll. Kiosque, A. Colin, Paris 1961 p. 40, "les Faucons Rouges lors de la manifestation du 16 février 1936".

[2Le nom statutaire est "Mouvement de l’Enfance Ouvrière".

[3Léon Blum "La jeunesse et le socialisme", Conférence prononcée le 30 juin 1934 à la Maison de la Mutualité à Paris.

[4Philippe Rey-Herme "Les Colonies de Vacances",Paris 1961, T. II, p.333.

[5Philippe Ruzé, D.E.S. Sciences Politiques "Les Croix de Feu en Normandie", Caen 1964.

[6Dieter Wolf "J. Doriot" Ed. Fayard, Paris 1969.

[7J.P. Rioux "Entre deux guerres, entre deux sociétés : l’Éducation Populaire en transit", Actes des Journées d’Etudes 19/20/21/11/79 1. N. E. P. de Marly-le-Roy .

[8J.P. Rioux, actes du colloque de Marly-le-Roi nov. 1979, op. cit.

[9Kurt Lowenstein "Connaître pour construire", publications du M.E.O. 1934.

[10Ph. Rey-Herme "Les colonies de vacances en France" op. cit.

[11Dates de naissance des Mouvements de jeunesse français :

  • 1920 - Création des Scouts de France
  • 1923 - Création des Guides de France
  • 1926 - Création de la Jeunesse Ouvrière Catholique
  • 1929 - Création de la première Auberge de la Jeunesse et de la Ligue Française des Auberges de Jeunesse (Marc Sangnier) "
  • Création de la Jeunesse Agricole Catholique "
  • Création de la Jeunesse "Étudiante Catholique
  • 1932 - Création des Faucons Rouges
  • 1933 - Création du Centre laique des Auberges de Jeunesse

[12A. Coutrot, colloque de l’I.N.E.P. de Marly-le-Roi, nov. 1979 sur "l’Éducation Populaire entre les deux guerres".

[13L. Blum, "La jeunesse et le socialisme" op. cit.

[14L’"Affaire Barbé-Célor", Ph. Robrieux, "Histoire intérieure du PCF, tome 1" Ed. Fayard, Paris 1980.

[15Ph. Rey-Herme "Les colonies de vacances en France" op. cit. 6

[16Kurt Lowenstein "Connaître pour construire" op. cit.

[17certains historiens ont su faire revivre certains groupes minoritaires mais dont l’influence fut certaine : J.P. Rioux "Révolutionnaires du Front Populaire" 10/18 ; J.P. Joubert "Révolutionnaires de la S.FI.O." Presses de la Fondation des Sciences Politiques, Paris 1977.

[18Exceptés les articles parus dans le "Populaire".

[19Témoignage de Mmes Walgenwitz et Bernadou, non confirmé par l’intéressé.

[20ERRATA P.6 : Dans une lettre datée du 17 novembre 1982, le secrétariat particulier de Monsieur Pierre Mauroy me fait savoir : "…je vous confirme qu’il n’a pas participé à la République d’enfants de Capbreton, ni au Mouvement de l’Enfance Ouvrière".

Toute digression sur cette participation est donc nulle et non avenue et les témoins informés de la réponse du Premier Ministre.

[21Il faut rendre hommage à Jacques Droz, qui, dans son "Histoire générale du Socialisme" Tome 3, Paris 1977, consacre p. 394, quatre lignes bien informées sur les Faucons Rouges.

[22On trouve par contre chez J. Touchard "La gauche en France depuis 1900" coll. Points aux Ed. du Seuil, Paris 1977. "il existe même une organisation pour les enfants , les Faucons Rouges, lesquels sont parés d’un béret rouge. Les Faucons Rouges n’ont pas bonne presse dans les "beaux quartiers" mais leurs activités s’apparentent de près aux activités de patronage ou aux activités des scouts".

[23Pourtant, à la veille de l’élection présidentielle de 1974, le journal "Paris-Match" publiait une photo de Valéry Giscard d’Estaing en grande tenue scoute à l’âge de 14 ans.